Sur la possibiblité pour un Président de la République nouvellement élu de révoquer un Premier ministre non spontanément démissionnaire


En 2017, la presse[1] a glosé sur un possible maintien en fonctions d’un Gouvernement conduit par B. Cazeneuve, refusant de présenter sa démission à Marine Le Pen élue Président de la République… 

 

Une telle hypothèse pourrait sans doute faire sourire si elle n’était révélatrice du mépris d’une partie de l’Établissement pour le respect des principes démocratiques les plus élémentaires : quoique peu probable, une telle attitude de blocage des institutions ne doit pas être totalement négligée dans l’hypothèse où l’élection devait aboutir à l’élection de l’intéressée par une faible majorité des électeurs (par ex. moins de 1% des suffrages exprimés) et la survenance d’une hystérie collective conduisant à la remise en cause violente, dans la rue, du résultat des urnes. 

 

En mai 2022, nul doute que J. CASTEX Premier ministre sortant, pour misérable que soit sa légitimité personnelle, pourrait pourtant se croire investi par quelque autorité « humaniste » suprême d’une « mission » salvatrice de la République dans l’hypothèse d’une élection de Mme LE PEN… Cette situation de blocage aurait privé en théorie la Présidente élue de tout moyen de diriger efficacement l’État jusqu’au résultat – imprévisible, dans un tel contexte – des élections législatives, et en particulier de la possibilité de recourir au référendum à brève échéance (lequel référendum suppose une proposition formelle du Gouvernement.

 

On essaie ici d’apporter une proposition de réponse empirique à pareille situation.

 

*

 

L’article 8 de la Constitution dispose que : 

« Le Président de la République nomme le Premier Ministre. Il met fin à ses fonctions sur la présentation par celui-ci de la démission du Gouvernement.

 

« Sur la proposition du Premier ministre, il nomme les autres membres du Gouvernement et met fin à leurs fonctions. »

 

Les dispositions du 1er alinéa de l’article 8 ont jusqu'alors toujours été interprétées comme signifiant en réalité que le Président de la République nomme le Premier Ministre « et ne peut mettre fin à ses fonctions que sur la présentation par celui-ci de la démission du Gouvernement.

 

Or, si le texte constitutionnel revêtait cette seule signification, nul doute que les constituants l’auraient rédigé de manière afin qu’il y correspondît. Ils n’en ont rien fait.

 

Une stricte lecture de l’article 8 conduirait pourtant à une situation de complet blocage dans le cas d’un Premier ministre définitivement empêché, mais incapable d’exprimer la moindre volonté – par exemple, dans une situation d’état végétatif irréversible : la démission du Gouvernement ne pourrait alors être donnée par quiconque... Il est pourtant évident que, dans pareille hypothèse, le Président de la République devrait pouvoir nommer un nouveau Premier ministre, conformément aux dispositions de l’article 5 de la Constitution qui le charge notamment d’«assurer, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l'État ».…[2]

 

*

 

Une autre lecture de l’article 8 (al. 1er) est toutefois possible, selon laquelle ces dispositions auraient un double effet : 

 

1° le Président de la République, qui nomme le Premier ministre, peut donc, en application de la théorie dite de l’acte contraire, « dé-nommer » le Premier ministre en décidant d’en nommer un nouveau : cette nomination a évidemment pour effet de désinvestir le titulaire de la fonction.

 

2°  la présentation par le Premier ministre au Chef de l’État de la démission du Gouvernement n’a pour seul effet que :

- de placer ce dernier en situation d’expédition des affaires courantes  

d’imposer au Président de la République d’accepter cette démission (sans lui imposer d’autre délai que celui qui résulte de la nécessité d’assurer au plus vite la continuité de l’État), 

- et de décider ensuite, soit de la reconduction du Premier ministre démissionnaire, soit de la nomination d’un nouveau Premier ministre.

 

Au soutien de cette lecture « constructive » de l’article 8, on peut souligner que les deux phrases composant le 1er alinéa sont précisément séparées par un point, alors que, si le texte constitutionnel avait vraiment envisagé de conditionner la nomination du Premier ministre à la démission de son prédécesseur, un point-virgule aurait suffi, pour bien marquer la continuité entre les deux actes.

 

*

 

Sans doute, la lecture proposée supra peut-elle apparaître tout à fait contraire à une lecture “traditionnelle“ du texte constitutionnel… 

 

Mais, justement, la décision du Premier ministre de refuser de présenter sa démission à un Président de la République nouvellement élu, et alors que la législature touche à sa fin, serait tout aussi contraire à la tradition républicaine, sinon à une « convention de la Constitution » ou même à une coutume constitutionnelle toujours respectée et ce, dès la IIIèmeRépublique (où, pourtant, le Chef de l’État ne jouait qu’un rôle essentiellement protocolaire).

 

Plus généralement, la Constitution du 4 octobre 1958 témoigne d’une plasticité reconnue qui autorise toutes sortes de lectures, pourvu qu’on ne viole pas expressément son texte. C’est ainsi le cas en matière de recours au référendum de l’article 11 pour réviser la Constitution et, de manière autrement plus consensuelle, dans l’autorité généralement reconnue au Chef de l’État sur l’action du Gouvernement, que la Constitution autorise, alors même que le texte ne l’a pourtant pas prévu.

 

Quant à une application excessivement “originaliste “ des dispositions de la Constitution dans son texte et son esprit de 1958, elle est, désormais, difficilement soutenable au regard de « l’esprit » du texte résultant de l’élection du Président de la République au suffrage universel.

 

Or, cette nouvelle lecture de la Constitution n’est pas ignorée du droit, au moins jurisprudentiel : «  la place de l'élection du Président de la République au suffrage universel direct dans le fonctionnement des institutions de la cinquième République » a ainsi été reconnue par le Conseil constitutionnel[3] comme fondant valablement la décision de faire suivre l’élection présidentielle quinquennale du renouvellement de l’Assemblée nationale – ce que la Constitution n’avait jamais envisagé, ni dans son texte, ni dans son “esprit“ d’origine.

 

Si, donc, la place de l’élection du Président de la République dans le fonctionnement des institutions justifie une « inversion du calendrier » électoral législatif, qui lie désormais l’élection des députés au début du mandat présidentiel (sauf dissolution…), au point de mettre fin à la conception initiale de l’équilibre d’un régime conçu comme parlementaire bien au-delà de ce qu’imposait le seul passage au quinquennat, on conçoit mal pourquoi l’article 8 de la Constitution ne pourrait pas, en empruntant la même démarche «  constructive », sinon novatrice, faire l’objet d’une lecture davantage adaptée à notre temps.

 

*

 

Ainsi, le Président de la République nouvellement élu pourrait-il décider, par un décret dispensé de tout contreseing, de nommer un nouveau Premier ministre. 

 

 Cette dernière fonction étant par définition destinée à être exercée par une seule personne physique à la fois, il en résulterait immédiatement, par l’application de la théorie de l’acte contraire, l’éviction du Premier ministre précédemment en fonction. 

 

Comme l’a déjà jugé le Conseil constitutionnel[4], un tel décret entre en vigueur immédiatement[5], et donc avant même sa publication (laquelle publication pourrait d’abord être opérée par une mise en ligne sur le site www.elysee.fr), ce qui rend donc par avance bien vaine toute tentative d’entrée en « résistance républicaine » du secrétaire général du Gouvernement et du directeur du Journal officiel, lesquels n’auraient ainsi même pas besoin de prétendre devoir s’opposer à sa publication matérielle, devenue en tout état de cause un enjeu très secondaire…

 

Le nouveau Premier ministre pourrait alors proposer au Président de la République, soit de mettre fin aux fonctions de l’ensemble du Gouvernement (et donc de lui-même, mais on suppose que, dans un souci de cohérence, il serait alors immédiatement renommé), soit de mettre seulement fin aux fonctions de tous les ministres et secrétaires d’État et d’en nommer de nouveaux : on se trouverait ainsi, quelle que soit le choix opéré, dans la situation qui serait celle résultant du décès du Premier ministre en fonction ou de son empêchement définitif, suivi de son remplacement.

 

 Quant à l’engagement d’un quelconque contentieux par les membres du Gouvernement ainsi évincés, ou même par quelque citoyen « résistant » outré, il échapperait évidemment  à la compétence du Conseil constitutionnel (qui ne dispose que d’une compétence d’attribution) et à celle du Conseil d’État : ce dernier – qui ne saurait évidemment regarder le décret comme « inexistant » ou « non avenu », les strictes conditions jurisprudentielles n’étant pas remplies -  ne manquerait pas d’appliquer de nouveau  la théorie des « actes de gouvernement » à une question ressortissant, à l’évidence, aux rapports entre les pouvoirs publics constitutionnels[6].

 

Le Conseil d’État a ainsi jugé qu’il ne lui appartient pas « de se prononcer sur la légalité des actes relatifs aux rapports d'ordre constitutionnel institués entre le Président de la République, le Premier ministre et le gouvernement, au nombre desquels figure le décret de nomination du Premier ministre et le décret relatif à la composition du gouvernement » (CE, 3/8 SSR, 16 sept. 2005, Hoffer, n° 282171, 282172, 282173).

 

On imagine mal les juges du Palais-Royal risquer de perdre tout crédit, par l’abandon d’une jurisprudence aussi justifiée que confortable, en s’opposant ainsi à un Président de la République nouvellement élu, à seule fin de sauver la mise d’un Gouvernement expirant nommé par un Président désavoué…

 

Le rôle de gardien de la Constitution, confié par l’article 5 de cette dernière au Chef de l’État suffit– et alors qu’il bénéficie de la légitimité à lui conférée par son élection au suffrage direct, qui plus est, récente – à lui reconnaître l’autorité nécessaire pour régler une telle question, qui n’est affaire que de « traditions » et de convenances démocratiques, lesquelles n’ont pas à être tranchées par un juge. 

 

Au demeurant, la proximité des élections législatives permettra toujours aux évincés d’espérer obtenir des électeurs réparation de leur renvoi.

 

*

 

On le voit, point n’est donc besoin de recourir au régime des pouvoirs exeptionnels  de l’article 16 de la Constitution – même en en limitant l’usage à une application de 24 h, seulement destinée à révoquer un Premier ministre et des ministres ayant décidé de bafouer la volonté populaire en essayant de se maintenir au pouvoir aussi misérablement, tel l’ultime mât de vigie d’un quinquennat s’achevant ainsi dans un naufrage du plus grotesque effet…

 

 

Une telle situation, si elle devait survenir, ne mérite certainement pas l’usage de l’arme constitutionnelle suprême qu’est l’article 16 - et le risque d’opprobre planétaire qui s’abattrait immédiatement sur la France par le biais d’une campagne médiatique que l’on peut aisément imaginer – alors même qu’un décret de quelques lignes peut suffire. 

 

 

On n’a pas résisté au plaisir d’une ébauche des décrets nécessaires : 

 

 

Décret du ** *** **** 

portant nomination du Premier ministre

 

Le Président de la République,

 

Vu les articles 5 et 8 de la Constitution,  

 

Décrète :

 

Article 1er : M. N*** N**** est nommé Premier ministre en remplacement de M. Jean Castex.

 

Article 2 : Le présent décret sera publié au Journal officiel de la République française.

 

Fait à Paris, le ** *** ****

 

M****.

 

 

 

Décret du ** *** **** 

mettant fin aux fonctions de l’ensemble des ministres et des secrétaires d’État. 

 

Le Président de la République,

 

Vu l’article 8 de la Constitution, 

 

Sur la proposition du Premier ministre,

 

Décrète :

 

Article 1er : Il est mis fin aux fonctions de l’ensemble des ministres et des secrétaires d’État.

 

Article 2 : Le présent décret sera publié au Journal officiel de la République française.

 

Fait à Paris, le 14 mai 2022.

 

M****.

 

Par le Président de la République :

 

Le Premier ministre 

        N*** N****

 

 



[1] « Si Le Pen avait été élue... le plan secret pour "protéger la République. Les pouvoirs publics, qui redoutaient, en cas de victoire du Front national, des manifestations violentes, avaient imaginé un scénario politique totalement inédit. Révélations. »  Mathieu Delahousse. In l’Obs, 

16 mai 2017.

 

[2] Le Conseil constitutionnel juge ainsi que l’article 5 de la Constitution fonde le pouvoir du Président de la République de charger un ministre de l'intérim du Premier ministre : CC, n° 89-268 DC du 29 déc. 1989, Loi de finances pour 1990.)

[3] Décision n° 2001-444 DC du 9 mai 2001, Loi organique modifiant la date d'expiration des pouvoirs de l'Assemblée nationale.

[4] Cf. par analogie, à propos du décret individuel chargeant un ministre de l'intérim du Premier ministre produit effet immédiatement, sans attendre sa publication au Journal officiel : CC, n° 89-268 DC du 29 décembre 1989, Loi de finances pour 1990.

[6] Outre que la doctrine publiciste est unanime sur la qualification d’acte de gouvernement d’un décret nommant un membre du Gouvernement ou mettant fin à ses fonctions, on peut relever que le Conseil d’État a refusé d’apprécier la légalité de la nomination d’un membre du Conseil constitutionnel par le Président de la République (CE, Ass., 9 avr. 1999, Mme BA, req. n° 195616 : Il n'appartient pas à la juridiction administrative de connaître de  la décision par laquelle le Président de la République nomme, en application des dispositions de l'article 56 de la Constitution, un membre du Conseil constitutionnel.) - Or, la similitude entre un décret de nomination du Premier ministre, en vertu de l’article 8 de la Constitution, et une décision de nomination d’un membre du Conseil constitutionnel en vertu de l’article 56, est très grande : il s’agit, dans les deux cas, d’un acte du Président de la République dispensé du contreseing ministériel en application de l’article 19, pour lequel le Chef de l’État dispose d’un liberté de choix du titulaire absolument totale (même  si la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 a quelque peu restreint cette liberté, s’agissant de la nomination des membres du Conseil constitutionnel, en imposant qu’elle ne rencontre pas l’opposition de la majorité d’au moins 3/5èmes des suffrages exprimés au sein des commissions des lois de l’Assemblée nationale et du Sénat).

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